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Collateral : Revalorisation nocturne de la contamination extrait du livre "Le nocturne et l’émergences de la couleur : cinéma et photographie" par Judith Langendorff, à paraître fin 20202 aux Presses Universitaires de Rennes, collection Aesthetica.


Jean-Christian Bourcart a sélectionné des images d’enfants à l’hôpital sur des sites anti-guerre Irakien et pro Saddam Hussein et les cadavres sur des sites internet de soldats américains. Après avoir fait des captures d’écran de ces petites vignettes, il les a restaurées sur Photoshop, les a imprimées, puis les a photographiées en argentique, sous forme de diapositives, afin de leur donner une plus grande définition pour les agrandir et les projeter. Enfin, il a recherché des lieux pour les projeter. Une fois le décor choisi, il s’y rendait avec son assistant entre vingt-trois heures et une heure du matin. Le projecteur était connecté à la voiture par un câble eposé sur un trépied, tout comme l’appareil 24 x 36 numérique. Il n’y avait pas d’autre lumière que celle du projecteur,c’est pourquoi il travaillait en poses longues de dix minutes.La série intitulée Collateral est un exemple d’une altération d’un décor rendu possible par
le nocturne en tant que figure-image. Durant l’été 2005, dans la ville de Tivoli de l’État de
New York, Jean-Christian Bourcart, photographe français résidant aux États-Unis, projetait
sur les murs des édifices, à l’insu des habitants, des images des morts et des blessés de la
guerre en Irak puis il enregistrait ensuite l’ensemble de la vue. L’élément principal du décor
était systématiquement perturbé par une image insoutenable, dont la projection nécessitait
l’obscurité nocturne. Si celle-ci était un élément fondamental pour la réalisation du dispositif,
il semble aussi que le photographe n’aurait pu agir de la sorte aux heures diurnes. Le nocturne
a donc servi sa mise en scène, son processus et ses propos. Le photographe souhaitait en effet
donner une existence médiatique aux victimes collatérales et méconnues de la guerre en Irak.
Il est parvenu à cet objectif. Lorsque cette série a été mise en ligne sur son site, il a dû payer
son hébergeur pour surcharges de visites. Par la suite, les images ont été diffusées sur un blog
américain très populaire. En revanche la série Collateral n’a jamais été exposée aux ÉtatsUnis.

Statut des images

Le statut des images de Jean Christian Bourcart est ambigu. Celles-ci témoignent de la
proximité du photojournalisme et de l’image construite. Supposant un hors champ, la guerre,
le récit n’est pas « encadré », alors que ce serait, selon Michel Poivert une des conditions pour
qu’une image soit performée ou narrative2. Les images de la série Collateral amorcent un récit, une scénographie a été faite mais finalement ce sont des vues de paysages nocturnes
contaminés par des projections. Elles sont informatives, témoignent de l’actualité, ce qui ne
correspond ni au paysage, ni à la photographie narrative mais plutôt au photojournalisme. Les
images projetées transmettent une réalité dont le photographe a pris connaissance et qu’il fait
passer par son regard « subjectif et créatif »3 ce qui le différencie encore des photographes
« réalisateurs » que sont, par exemple, Gregory Crewdson et Bill Henson. Par ailleurs, JeanChristian Bourcart prend ses photographies « comme il effectue un geste4 », selon des termes
empruntés à Michel Poivert, puisqu’il projette des images sur les façades de la ville de Tivoli
dans l’État de New York. Il confronte ainsi le destin des irakiens, adultes et enfants, morts ou
blessés, à la quiétude des américains. Il fait le récit simultané de deux réalités, de leur
coexistence et exprime également sa colère, par son action, face au déni collectif5. Le regard
de Jean-Christian Bourcart n’est donc pas distancié comme peut l’être celui des photographes
réalisateurs. Ses images sont à la fois action (sortir projeter des images la nuit), récit (la mort
des irakiens, la vie des américains) et paysage (l’ensemble de la vue photographiée). Le rôle
du nocturne dans ce processus est plus simple. La beauté de cette région sous son éclairage,
s’oppose à l’horreur de l’Irak en guerre. Le nocturne est présent comme motif
iconographique, figure-image de la nuit.

Revalorisation positive de la souillure ou de l’horreur

Jean-Christian Bourcart a choisi de projeter ces images de guerre en majorité sur des façades
d’habitation car selon lui la symbolique de la maison, comme lieu de quiétude, est très
importante aux États-Unis6. Les visions de David Lynch sur l’Amérique profonde, dans la
série Twin Peaks (1990-1992) ou dans le film Blue Velvet (1986), l’ont, en revanche, persuadé
que le calme apparent des demeures et la gentillesse de leurs occupants sont trompeurs
. La végétation est luxuriante et l’ensemble forme un tableau apaisant. L’image de cet homme aux
vêtements tachés de sang, prend place tel un vitrail sur la façade, sans perturber cette
quiétude. Toutefois, malgré son esthétisme, la photographie est violente. L’homme n’est pas
le Christ et il a été torturé. Le choix de l’église n’est pas anodin. L’image fait aussi écho à la
Compassion qui semble faire défaut aux citoyens américains. Sur une autre image, la maison
prend la forme du panneau central d’un retable, évoquant encore une fois l’iconographie
religieuse9 . Malgré trois grandes fenêtres, à travers lesquelles apparaît un couple, l’image projetée est très nette et c’est un enfant brûlé, en grande souffrance, sur un lit d’hôpital, qui
occupe pratiquement tout l’espace de l’image. Encore une fois, la soirée semble agréable, des
arbres se dessinent sur le ciel, la verdure est abondante mais l’enfant ne se fond pas dans une
composition plaisante. Il occupe de la place sur l’image et son état s’oppose aux personnes
d’apparence paisible qui vivent dans la demeure. Comme sur les autres photographies, deux
réalités sont juxtaposées. L’une est agréable, l’autre est terrible. La lumière aperçue à travers
les fenêtres est chaleureuse ; des vêtements rouges et bleus apportent des notes de couleur ;
les deux individus ont l’air raffinés ; l’image de l’enfant projetée est insoutenable.
Parmi ces images, certaines sont encore plus « impossibles » que d’autres. L’une d’entre
elles, représente une famille massacrée projetée sur un réfrigérateur, tandis que sur une autre,
un cadavre en décomposition dont le visage exprime encore la peur, est projeté sur un mur. La
projection occupe un tiers de l’image sur la gauche, alors que l’autre partie de celle-ci,
représente simplement une bicyclette dans un grand jardin. L’atmosphère nocturne, par sa
beauté et sa sérénité, non par son visage inquiétant ou dramatique, a permis de confronter
l’horreur des images projetées à une réalité paisible, exacerbant le décalage entre le martyre
des irakiens et l’insouciance des américains. Le parti pris du photographe de présenter ses
images sous formes de caissons lumineux rétro-éclairé accroit encore cette dissonance. En
effet, grâce à la lumière qui traverse le caisson et le tirage sous verre, les paysages et les
images des victimes ont des teintes plus exacerbées que sur un simple tirage.
Ultime paradoxe, la photographie devient un objet précieux dont la beauté sert à dénoncer
les abominations de la guerre. Jouant de la séduction et de l’atrocité à travers cette série, JeanChristian Bourcart s’interroge : « Qui a dit que l’horreur est le dernier stade du beau ?
10.»

Cette remarque fait apparaître une distorsion. La cruauté devient beauté, par un phénomène de
revalorisation positive, effectué par le nocturne et son atmosphère enchanteresse. Deux
distorsions sont ainsi observées : l’une, la contamination, favorisée par la figure-image
nocturne, est la projection d’une image sur le décor, la seconde est inhérente à la symbolique
nocturne. En effet, les ténèbres devenues couleurs, ainsi que la mort faite résurrection, sont
des emblèmes de la revalorisation nocturne11. Cette euphémisation peut se décliner en
fonction des thèmes abordés par les photographes et les réalisateurs. Sur les images de
Collateral, le nocturne est un décor poétique et paisible, une figure-image, mais également,
un écran noir, une figure-forme, qui concentre l’attention sur des images de souffrances. Il
sert ainsi d’écran de projection, cristallise l’attention sur des victimes et délivre un message
politique. Enfin, cette série photographique apporte la seule résurrection possible aux martyrs,
une renaissance médiatique. Une transfiguration nocturne est ainsi à l’œuvre, grâce aux deux
distorsions constitutives de ces images.

1 La série a été exposée en France sous forme d’une installation au Musée du Jeu de Paume à l’Hôtel de Sully.
Les photographies étaient présentées sous forme de caissons lumineux aux dimensions de 45 x 60 centimètres. 2 POIVERT Michel, op. cit., p. 210.
7. Sur l’une des compositions, le visage d’un homme se détache sur la façade d’une église et
évoque étrangement le Christ en croix. Aux alentours, le ciel est bleu foncé, la lune est pleine,
3 Ibid., p.218. 4 Ibid.,p.213 5 CHOUTEAU Hélène, Extraits d’un entretien avec Jean-Christian Bourcart, catalogue de l’exposition JeanChristian Bourcart, Collection Documents, éditions du Jeu de Paume,
[http://www.jeudepaume.org/index.php?page=document&idArt=291&idDoc=369]
6 D’après Jean-Christian Bourcart, in LANGENDORFF Judith, op. cit.,p. 108. 7 Ibidem.
auréolée par un arc-en-ciel, dû à la diffusion de la lumière pendant la pose longue8
8 Ibid. , p.109.
9 Le père du photographe était pasteur. BOURCART Jean-Christian, Si la mort de gagnait, Cherbourg, Le Point
du Jour, 2008, p.17.
10 CHOUTEAU Hélène, op.cit.,