Boîtes noires
Vous démarrez Traffic en 1999, juste après Forbidden City qui vous avait conduit à renouveler l'expérience de Francfort, c'est-à-dire à cacher l'appareil photo. Dans quel état vous trouviez-vous après cette nouvelle incursion au cœur du sexe ?
Après Forbidden City, je voulais transgresser cette frontière entre privé et public, mais c'était comme si j'avais touché le fond... J'ai commencé à photographier au téléobjectif la peau, les cheveux, les grains de beauté, les tatouages des gens dans la rue, en bas de chez moi, sur Canal Street à New York. J'étais attiré par cette aptitude à fouiller impudiquement dans cette masse humaine, puis à en extraire des images qui frôlent l'intime comme l'universel ; on est au plus près de la personne et, dans le même temps, son identité est dissoute. Mais il me manquait quelque chose de la comédie humaine, quelque chose qui ressemblerait à de la fiction, il manquait des histoires.
Du même point d'observation, j'ai tourné mon objectif vers les passagers coincés dans les embouteillages. Les images les plus intéressantes étaient celles où ils me regardaient. J'étais passé d'une série où je photographiais secrètement à une série où je provoquais les gens en braquant mon téléobjectif sur eux.
L'appareil photo comme une arme, comme dans un hold-up...Vous êtes dans un bus, un inconnu vous mitraille avec insistance... Comment le prendriez-vous sinon comme une agression, presque un vol ? Je suis aussi dans mon rôle de regardeur regardé, je dois accepter ma condition de type louche qui espionne les autres. Mais je suis prêt à affronter leur dégoût, leur aversion, et je m'en nourris. Plus quelqu'un réagit mal, plus je suis insistant ; si quelqu'un s'amuse de cette situation, j'aurais tendance à baisser mon appareil, et à sourire.
The camera as weapon, like a holdup...Finalement, à quoi ça sert d'être incognito ?
Ça donne un sentiment de pouvoir, surtout, ça permet de ne pas perturber ce qu'on observe. Lacan dit que la pulsion scopique est dans “le sujet”. En quelque sorte, on regarde les autres parce qu'on est curieux de soi-même. Lorsque je photographie, que je me cache ou non n'a pas d'importance, je choisis entre les deux solutions pour obtenir le meilleur résultat. Quand je montre mon travail, là je m'exhibe.
Qu'est-ce qui vous rapprochait de ces passagers dans leur voiture ? Pourquoi les mettre en boîte ?
En vrac : j'aime les éléments du quotidien, les aspects de la réalité qu'on a sous le nez en permanence, et qu'on ne voit plus... Bien sûr, en Amérique, la voiture est un élément culturel et économique majeur. D'un côté, il y a la mystification, la représentation idyllique de la publicité ; de l'autre, ces gens serrés dans des boîtes de métal une partie de leur vie.
Plus que le voyage, l'entre-deux, l'attente, ce qui me touche, c'est l'enfermement, et cette étrange condition d'être protégé et prisonnier. Et puis, il y a la dialectique du très près et de l'infranchissable avec ces couches de verre entre eux et moi ; les 15 lentilles de mon objectif et le verre feuilleté de leur pare-brise. Et tous les reflets qui les accompagnent ; la fugacité des apparences, l'apparition fortuite d'un visage et d'un éclat de lumière. Les gens sont désincarnés, et se mêlant aux reflets des pare-brise, ils deviennent comme des fantômes.
Des fantômes ?
On vit parallèlement, on se voit, mais on ne peut se parler ou se toucher. On est tous ensemble, dans la multitude, mais seul. Il y a juste des regards sans échange. On se voit, mais on ne se regarde pas, c'est déjà trop intime.
Précisez ce « trop intime ».
Il y a un masque social derrière lequel la personne “réelle”, existentielle, se protège. Comme mon action n'est pas dans les règles de l'échange social admis, les gens visés ne peuvent que me révéler leur vrai visage. Ils n'ont pas de réponse stéréotypée à me proposer –ou à m'opposer. Ils sont dans une sorte d'ébahissement. Comme des lapins surpris, la nuit, dans les phares des voitures.
Cet ébahissement, est-ce cela que vous cherchez à saisir ? Vous paraît-il plus sincère derrière le masque social ? C'est vrai pour certaines images. Parfois, on est ébahi quand on découvre quelque chose d'une grande beauté. Dans ce moment de suspension où l'on s'oublie soi-même et le monde autour, il y a une parcelle infime d'une vérité fondamentale. Identique à celle que l'on trouve dans l'expérience mystique, dans l'usage de stupéfiants, ou dans l'extase sexuelle. Et cette vérité, au moins le moyen de l'entrevoir, c'est ce qu'a perdu notre civilisation sur la route du cartésianisme et du matérialisme. La vérité, elle est toujours là.
Mais, disait Goethe, « La vérité est comme Dieu : elle ne se montre pas à visage découvert. » Quelle est la part de vérité ? Difficile de parler de la vérité en photographie. Le rapport aux images, c'est une histoire de séduction. On fabrique des leurres, des mirages, des miroirs, et ça a plus à voir avec l'apparence, le signe, le symbolique. Mais certaines photographies ont un pouvoir de séduction si fort qu'elles expriment une vérité.
Comment s'est développé Traffic ?
De façon sporadique, pendant deux ou trois ans. Avec Marina [Berio, sa femme], nous habitons sur Canal Street et l'appartement tremble du trafic permanent des voitures, des camions, etc. Parfois, je sentais un appel de la rue ; je descendais avec mon appareil une heure ou deux, plutôt en fin d'après-midi quand le soleil est assez bas pour percer les pare-brise teintés, si courant aux Etats-Unis.
Comme un prédateur pourchassant sa proie ?Ce n'est pas une chasse, plutôt une sorte de danse avec les apparences ; les gens sont un élément parmi d'autres. L'aspect prédateur existe dans le voyeurisme, quand c'est lié à un désir, souvent sexuel, de s'emparer de l'image de quelqu'un, mais on transforme l'autre en objet plutôt qu'en animal. C'est la fine frontière entre voyeur et voyant.
Vous sentez-vous lié à la “street photography”?
Ceux de la “street photography” ont établi une nouvelle façon de regarder le chaos des mini-événements de la rue, Robert Frank le premier. C'est un univers de contact social, de relations, de rapprochements ; moi, j'ai l'impression de traiter de la solitude. J'admire leur virtuosité, mais ça me laisse froid comme une image de Cartier-Bresson. Je me sens plus proche de l'expressionnisme de Lee Friedlander que de Gary Winogrand, plus narratif. Mais je préfère de loin l'engagement tragique de Diane Arbus auprès des freaks, et de ceux qui vivaient à la limite de l'acceptation sociale. Elle a photographié des gens supposés normaux en soulignant la fissure dans leur masque social.
Que représente la rue pour vous ?
La rue me fascine, on y côtoie tous ces autres qui nous ressemblent autrement. Au coin de Canal Street et de Broadway, là où je fais les photos, se côtoient les marchands asiatiques et africains, les habitants des banlieues populaires de New York, les touristes du monde entier. Difficile d'imaginer une foule plus hétéroclite... J'apprécie mon statut d'émigré ; j'aime être un étranger vivant au milieu d'autres étrangers. C'est comme être tout le temps en voyage, ou ne pas vraiment exister.
à New York, je ressens moins ce sentiment de violence sourde qu'à Paris. Chacun est trop occupé pour emmerder son voisin. Et puis, ici, c'est Chinatown, je ne vivrai jamais uptown, ça serait comme habiter place du Trocadéro...
Traffic n'aurait pu exister uptown ?
Il y aurait eu plus de limousines avec chauffeur et plus de wasps. J'aurais dû y aller, mais je suis si casanier. J'ai une connaissance intime de ce qui se passe autour de chez moi, lumière, reflet, circulation. Je suis comme le ramasseur de cèpes qui connaît ses coins. J'ai tenté ma chance à Berlin, à Barcelone, à Paris... Sans succès.
Pourquoi ne pas avoir appelé cette série Canal Street ?Traffic contraste avec l'isolement des sujets représentés et permet de les remettre dans leur contexte. C'est comme une circulation du hors-cadre. Et puis, Traffic étant traditionnellement employé pour la circulation des produits, c'est comme faire un commentaire sur la condition de ces gens. Et de la mienne aussi.
Quelques images de Traffic –ainsi la dame au sparadrap- sont proches du cinéma, on dirait presque des photogrammes. C'est exprès ou est-ce la tentation du cinéma ?Non, involontaire... Mais la référence au cinéma est constante, c'est fou ! Est-ce à cause du lien au voyage, du traitement graphique, ou du type de cadrage, un gros plan sur un visage humain dans un cadre horizontal, je ne sais pas ? Ou est-ce un sentiment de suspension, une tension du sujet qu'on sent préoccupé, pris dans une histoire, entre passé et avenir ? Le plus paradoxal, c'est qu'on puisse évoquer le cinéma avec ces portraits de gens qui regardent droit dans l'objectif alors que, par définition, c'est ce qui n'arrive pas, puisque c'est la fin de l'artifice de la fiction qui prétend que la caméra n'est pas là.
Mais vous, vous n'avez aucun souvenir d'un film qui vous aurait inspiré ?
Après coup, je me suis souvenu de la scène d'ouverture de Huit et demi de Fellini. Mastroianni, coincé dans les embouteillages, suffoque dans sa voiture sous l'œil indifférent des autres automobilistes. En fait, il est en plein cauchemar, il se réveille paniqué. C'est le concept Matrix ou Trueman Show : on vous montre un univers qui a l'air réel et puis, d'un coup, on tire le décor et l'on se retrouve ailleurs. Mon film préféré serait Stalker d'Andreï Tarkovski, l'histoire d'une traversée de mondes dangereux et instables, où les choses ne sont pas ce qu'elles ont l'air d'être. (...)
Si l'on s'en tient aux apparences, les passagers de Traffic sont dans leur voiture, ils attendent, et vous les photographiez : et si c'était du reportage ?
Mais bien sûr que c'est du reportage, n'empêche que le reportage, ça m'intéresse quand ça m'ébahit, voilà, ça je l'ai déjà dit, non ? Tout art visuel est basé sur cette qualité de nous faire croire que quelque chose en est une autre. Quand les gens s'arrêtent sur la dame au sparadrap, ils sont captifs de leurs illusions, de leurs projections, l'image n'étant qu'un catalyseur qui n'a aucune énergie en soi. C'est bien l'énergie du spectateur qui l'anime. On voudrait leur dire, ce n'est qu'un morceau de papier, il n'y a personne... Il faudrait les pincer. Non, la dame au sparadrap n'est pas en train de les regarder, et son fond de teint ne coule pas, mais oui, la vitre est teintée...
C'est bête de décrire ainsi les choses, mais ça m'intéresse parce que, par analogie, on est devant la dame au sparadrap comme devant la vie. On préfère regarder nos projections plutôt que regarder un peu plus loin. Derrière l'écran, c'est tout noir, et l'on ne voit pas le fond. Ou l'envers de la photo, c'est tout blanc et ennuyeux.
Au début de l'interview, vous citiez Diane Arbus et « son engagement tragique ». La dame au sparadrap aurait pu être l'une de ses héroïnes...
... Oui, c'est vrai... Ça me rappelle cette femme dans la rue avec un fichu sur la tête, un maquillage marqué et un regard choqué par la présence du photographe.
Trait d'union entre vos séries de photographies, la solitude. C'était flagrant pour vous, dès les premières photographies, ou vous l'avez découvert plus tard ?
Quand Nan [Goldin] m'a parlé de la solitude dans Forbidden city, c'était comme une révélation. Tout d'un coup, ça prenait sens pour moi. Tous les deux, on partage le besoin d'utiliser notre appareil photo pour aller vers les autres, et aussi pour se protéger de trop de proximité. Nan et moi –et je le dis sans forfanterie- avons photographié intensément les gens qui s'aiment, ou essaient de s'aimer. Ça vient de notre difficulté à adapter nos besoins insatiables avec la réalité des autres.
Est-ce plus facile de s'approcher des autres avec un appareil photo ?
Plus facile, plus difficile... Moi, je me jette vers mon sujet quitte à me faire violence, mais les réactions des gens ne sont pas celles qu'on anticipe. Nous sommes souvent notre propre censeur, imaginant ce que les autres pensent de nos actions. Nous autres professionnels, nous avons notre panoplie de techniques d'approche, de louvoiements, d'évitements des problèmes. Quand je photographiais les hommes politiques pour le quotidien Libération, j'avais l'habitude de demander d'emblée l'impossible, pour qu'on m'accorde ensuite, avec un soulagement manifeste, ma deuxième requête.
Dernièrement, je me suis allongé sur Canal Street pour tester la foule. C'est effrayant, il faut abandonner l'idée qu'on a de soi. La réaction des passants dépend de ma position et de mon expression. En fœtus, avec un sourire de bébé, personne ne réagit. Dans une position dramatique, plus disloquée, les gens sont interloqués. Soudain, quelqu'un s'approche, veut appeler les urgences et je dois filer rapidement. J'aime bien l'idée de la performance pour public non averti.
Quels souvenirs gardez-vous de vos années de reporter à plein temps ?
Ça n'a jamais été à plein temps, j'ai toujours fait des travaux plus commerciaux et des délires plus personnels aussi. En ce qui concerne la presse, je me sentais –encore aujourd'hui- comme le chien fou qu'on lance à la poursuite de la balle et qui, inlassablement, la rapporte à son maître. Quelle que soit la situation, il faut une image. C'est un bon entraînement, mais on ne se pose pas la question du contenu.
Il y a, bien sûr, des souvenirs liés à des rencontres exceptionnelles, Bacon, Antonioni, Bowles, et tant d'autres. Ou des nuits mémorables à Cannes dans les villas de l'arrière-pays. J'étais tellement wild : effronté, audacieux, ambitieux. Ce que je préférais alors, c'étaient les rapports de force inversés qui me permettaient d'arriver à moitié défoncé dans le bureau du Premier ministre, et de lui lancer : « Mettez-vous là, décroisez les jambes, regardez-moi, regardez le plafond »... Ça m'a appris à relativiser les rapports de force en jeu dans la société. Sinon, ce sont des travaux de commande pour des journaux qui, au début, ont été montrés dans les galeries d'art, Les Madones infertiles en particulier, grâce à quelques personnes, notamment Gilles Dusein, qui ont perçu un potentiel dont j'étais à peine conscient. Et puis, il y a eu un tournant pendant la guerre en ex-Yougoslavie, quand j'ai vu des journalistes qui, cachés derrière les blindés de l'ONU, attendaient que les Bosniaques se fassent dégommer pour prendre ces images... probablement utiles. Tant qu'on restait dans le futile, j'étais prêt à jouer selon les règles, mais là, j'avais atteint les limites acceptables de la compromission.
Vous, vous pourriez photographier quelqu'un dans une situation extrême ?
Les situations extrêmes entraînent des réactions imprévisibles ; donc, je n'en sais rien. C'est sûr, je ne suis pas un de ces reporters – on ne citera pas de nom, bien sûr - qui arpentent la planète de guerre en guerre drapés dans le mythe du héros contemporain. Ce que j'ai compris en les fréquentant, c'est qu'ils sont pour la plupart des handicapés émotionnels, des impuissants du ressenti défoncés à l'adrénaline. C'est pour ça qu'ils peuvent faire ce boulot – nécessaire - de charognard. Don McCullin a bien décrit son état d'esprit pendant ses années les plus productives... Moi, j'aime bien photographier les morts. Ils sont terrifiants et tranquilles. Il y a une vraie complicité entre la photographie et la mort.
On photographie les morts comme les vivants ? Le choix des expressions est limité, la position horizontale n'est guère pratique, mais ils ne bougent pas et ne sont pas pressés. J'aime bien leurs regards vides. Ce qui me manque -et ce qui manquera toujours à la photographie, c'est l'odeur de la mort.
La première photographie qui compte pour vous.
Une photographie de la ligne de chemin de fer qui passait derrière le lycée de Sainte-Foy-la-Grande, en Gironde, où je représentais le photo club à moi tout seul. C'est une vue fuyante, symétrique, des rails s'enfonçant dans la brume matinale. Aujourd'hui, cela m'évoque l'idée du suicide, ou une certaine appréhension de l'avenir et de l'inconnu.
Votre autoportrait idéal?
J'ai commencé un nouveau travail. Je me promène dans la ville, torse et pieds nus, un sac en plastique sur la tête. Des amis me filment et me photographient, c'est comme un autoportrait, même si on ne voit pas ma tête : c'est un autoportrait de personne. Et puis, je finis une vidéo qui s'appelle Bardo/autoportrait, où toutes les images que j'ai de moi depuis mon enfance défilent en quatrième vitesse. Je voudrais aussi faire des autoportraits où je me grime et où je fais des grimaces ; moi aussi, je peux être très laid ! Voilà : quel est l'autoportrait idéal, j'hésite entre le portrait sans tête, ou le portrait de toutes les têtes que j'ai accumulées.
C'est quand la fin de la photographie ?
Quand nous serons tous aveugles.
Interview
Brigitte Ollier © best regards
2003/2004