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L’archive de la catastrophe
Philippe Artières
Jean-Christian Bourcart est un entomologiste qui ne dit pas son nom ; il n’est pas de ces savants qui débarquent sur le terrain avec leurs lourdes caisses de matériel et leur équipe d’assistants. Il travaille en solitaire, à bas bruit à moindre frais. À New York, il s’est installé l’air de rien, il s’est fondu dans la foule, il s’est fait oublier ; le Frenchy est devenu un anonyme de Brooklyn. Bourcart aime bien raser les murs pour qu’on ne le remarque pas, mais pour autant il ne se cache pas – après tout, son activité n’a rien d’illégale, il est en règle avec les fonctionnaires de l’immigration. Il n’a nul besoin de se dissimuler. Il est photographe.
Sa méthode est pourtant celle du dealer de rue : il arpente la ville, ou plutôt la zone, et choisit un corner. Là, il attend. Il n’est pas pressé. Il a développé une intelligence urbaine, sans jamais avoir lu le moindre traité scientifique, qui lui permet de savoir que ce qu’il cherche va passer là. Disposer de cet œil sociologique sans avoir lu ni Erving Goffman ni aucun membre de l’École de Chicago, lui confère une autorité certaine. Très vite, il a compris comment fonctionne ce monstre de ville, comment ses habitants y survivent, comment ça marche. Alors il se pose chaque jour à un nouvel endroit et sait qu’ils vont arriver. Ils vont venir. Les voilà.
Ce qui peuple ses carnets ne sont ni des personnalités à qui on va tirer le portrait à domicile – dans une vie parallèle, Bourcart a fait ce métier : photographiant les plus riches, les plus beaux, les plus célèbres, les plus admirés – ni des objets précieux dont les images sont disputées – ce n’est ni un paparazzi ni un reporter de guerre. Ses vrais sujets sont d’une autre espèce, une espèce plus rare encore, Bourcart ne collecte pas l’humain, ni le vivant – l n’est pas un photographe de scènes de vie et de mort, son amie Nan Goldin s’en est chargée avec talent. Sa matière n’est pas non plus la trace, même si on peut lire son travail comme une tentative d’établissement d’un nouvel atlas (voir texte p. xxx). Il n’est pas non plus en quête d’un motif unique qu’il traquerait de rue en rue, de bloc en bloc et dont il dresserait un inventaire exhaustif. Lui, ce qu’il recherche, ce sont des éclats. « Éclat : 1. Fragment d’un corps qui éclate, qu’on brise. Éclats de verre, d’obus… 2. Bruit violent et soudain. »
Tout se passe en effet comme si Bourcart voyait mieux que nous, avec une plus grande acuité, la catastrophe, ce grand chaos dans lequel nous sommes entrés et nous vivons désormais. Est-il nécessaire de dire que ce ne sont pas les catastrophes nommées qu’il photographie : ces clichés ne sont pas des illustrations des pollutions environnementales, des guerres modernes, ou encore des grands fléaux contemporains. Il ne documente pas le connu. Le 11/09/2001, il n'a pas sorti son objectif, ce sont les visages des disparus qui sont apparus ensuite sur les murs autour de Ground zero qu’il a photographiés.
Car Bourcart photographie la catastrophe qui vient. Pour nous en avertir, il ne lui est pas possible de procéder autrement que par la collecte photographique d’une multitude de fragments. Il sait qu’il n’est pas en mesure de prévenir le chaos, que la catastrophe est en cours, qu’elle est inéluctable. Il sait qu’il ne va pas sauver le monde alors s’est imposée à lui au fil des jours la tâche d’archiver des morceaux de notre réel.
Que sont ces fragments ? Certains n’ont pas de noms, comment les nommer ces morceaux de négatifs carbonisés ou ces marques sur la chaussée. D’autres nous sont, croyons-nous, d’abord familiers : c’est un camion, une voiture, une moto, un bateau… ils appartiennent à l’imagier de l’enfance. N’est-ce pas ces choses que l’on nous a appris dès notre plus jeune âge à identifier et à nommer ? Nous sommes tout heureux de les reconnaître. Mais cette joie enfantine est mise à mal car, sur les clichés de Bourcart, ces objets sont flous… La leçon de choses tourne court ; toutes sont brouillées, comme si c’était un autre tableau qui était à présent le nôtre, un tableau dans lequel l’imagier a éclaté.
Il en est de même des corps qui habitent les photographies de Bourcart. La figure du bonhomme, chers aux pédagogues, avec sa tête, son cou, son abdomen, ses deux bras, ses deux mains, ses cinq doigts, ses deux jambes, ses deux pieds, a explosé. Ne reste plus qu’un bout de membre, qu’une partie du tout. Les plâtres d’anatomie, ceux de la faculté de médecine comme ceux des beaux-arts ont, quant à eux, implosé. On pense les identifier, les circonscrire – et c’est là l’un des traits forts du travail de ce photographe que de ne pas abandonner son spectateur – mais le cadrage ou l’angle choisis déforment les traits du dessin, explosent le statuaire. Est-ce vraiment un bras ? s’agit-il d’un sexe ? d’un téton ? Est-ce bien une oreille ? À qui appartiennent tous ces morceaux qui font tantôt songer aux fragments des corps déchiquetés de victimes de l’explosion d’une bombe, tantôt aux éléments de l’un des joyeux charivaris médiévaux chers au peintre Jérôme Bosch, lors desquels l’ordre social, le temps d’un jour, était défait, et chacun, cul par-dessus tête. C’est cette même tension qu’on retrouve dans le supplice de la roue de Damiens que décrit Michel Foucault au début de Surveiller et punir : un drame et une fête. Cette forme de mise à mort consistait, le fait n’est pas anodin, à écarteler le corps du coupable en place publique, à le démembrer, à le réduire à l’état d’éclats sous les yeux de la foule.
On songe aussi au héros du roman Crash de J. G. Ballard, qui s’aventure sur les lieux d’accidents automobiles, non pour y saisir ce qui s’est passé – il s’en moque bien – mais pour attraper un peu de cette énergie du flux de la folle cité, pour prendre ces éclats de parebrises pulvérisés par le choc, ces étincelles nées du fracas des voitures entre elles, ces bouts de carrosseries anéanties, infimes éléments d’une catastrophe individuelle qui devient collective.
Ces éclats sont aussi ceux que fument les usagers de crack qui peuplent les rues de New York ; le crack, ces misérables éclats de cristaux de cocaïne aux effets hallucinogènes et paranoïaques. Une plongée dans les carnets de Bourcart produit toujours ce même trouble : celui de voir ce qu’on ne verrait pas par nous-même – il y a dans son travail une dimension hallucinatoire indéniable qu’il nous faut souligner encore – et celui d’éprouver une émotion telle que tout vacille, la moindre de nos certitudes, le plus assuré de nos savoirs, la plus déterminée de nos convictions. En même temps que nous « voyons », la peur et le doute nous gagne.
Il nous faut parler de cette peur et du vertige angoissant que les images du photographe suscitent. Bien sûr, nous pourrions dire que c’est parce qu’elles ne rentrent pas dans les cases de nos savoirs académiques. Mais avouons-le, elles dérangent car elles outrepassent le petit cadre que nous nous fixons chacun, le petit cadre du supportable – à ne pas confondre avec cet autre cadre qu’est l’acceptable au regard de nos « valeurs » actuelles. Là encore, ce n’est pas tant que notre chasseur va sur des territoires qu’on préfère ne pas regarder (bordels, taudis, camps et compagnie), un certain exotisme post-moderne dira-t-on ; d’autres photographes s’en sont fait une spécialité au point de rendre ce qu’ils saisissent d’une triste banalité et de le forger en un genre, une sous-série B de la photographie. Bourcart se tient à distance de ces pratiques – en grand bandit, il sait bien que celles-ci sont aisées et que les bourgeois seront friands de ces excitantes marges ; en chasseur instinctif, il laisse filer ce gibier sans caractère, il moque la « provoc racoleuse ». Bourcart capte ce qui est devant nous, sous nos yeux ; il produit l’effroi par ce même geste qu’il opère lorsqu’il brule ses négatifs. Il n’y a aucune forme de dandysme dans son attitude. Cette auto-destruction est une métaphore consciente (ou peut-être inconsciente) de la catastrophe qui l’obsède ; il la révèle et la performe. Cet effroi que nous éprouvons provient, on peut tout au moins en faire l’hypothèse, de devenir soudain les témoins de cet autodafé d’images en cours et à venir. Car ces éclats qui ne sont pas cris, ces éclats silencieux et tout aussi terrifiants, forment le matériel d’une archive, l’archive du grand chaos.
Dans ces carnets, Bourcart les met en série, selon un classement qui déjoue tous les savoirs des archivistes. La science qu’il mobilise n’est pas celle du présent, mais une science future qui a pour visée de conserver ce qui va ne pas advenir. L’archivistique que le photographe invente a pour objet le long et inexorable processus de destruction dans lequel nous sommes désormais entrés et qui ira à son terme.
Comment procède-t-il à cet archivage du chaos ? Selon quelle méthode a-t-il organisé ces carnets ? Celle-ci n’a rien d’évident car ce photographe se méfie des gestes d’artistes. Certes, il écrit, il écrit beaucoup, une sorte de journal sans fin, un grand reptile qui se faufile entre ses photographies mais n’espérez pas y trouver quelques explications sur sa manière de faire. Il faut donc se résoudre à partir des carnets mais aussi au regard de l’ensemble de l’archive Bourcart à inventer son système. Chacune des photographies des carnets nous y invite.
Nous n'avons rien dit des images des ciels : elles sont pourtant, nous le pensons, clés dans la résolution de l’énigme. Le ciel d’Amérique, celui-là même que Bourcart partage avec les autochtones, les premiers colons, les migrants arrivant à Ellis Island et toutes celles et ceux qui depuis ont déparqué du monde entier à JFK. Ce ciel de NY City est à la fois sans fin et semble aussi être le seul lieu de mémoire de l’Amérique. Où en effet a-t-on vu naître autant de croyances, autant de cultes autant d’églises que dans ce vaste ciel d’Amérique ? À l’inverse de Rome, de Paris, de Londres, le ciel n’est pas le fond de la carte postale, ici, à NY, les buildings, aussi célèbres que le Chrysler ou l’Empire State, ne sont qu’accessoires. Comme chez les Anciens, c’est dans le ciel qu’on lit les présages, l’avenir. Bourcart l’a compris mieux que personne et lorsque le chaos est trop grand, il shoote le ciel, il shoote le soleil…
La temporalité de la catastrophe, bien que sa fin en soit certaine, n’est pas régulière. Elle est, comme l’histoire chez Foucault, discontinue. Elle n’est pas marquée par des événements, même, on l’a dit, quand c’est NY qui en est le théâtre et l’objet même comme avec le 11/09, même quand le ciel s’est soudain zébré des avions terroristes. Le temps des carnets répond à une logique qui n’est ni chronologique (bien que les images soient contemporaines et que chaque carnet correspond à une période identifiable et objectivable), ni thématique. On aura compris que la discontinuité qui rythme les carnets est d’un autre ordre. Ils ne sont ni des diaries, ni des scrapbooks.
Si l’on devait les rapprocher d’une pratique qui a marqué l’histoire populaire des États-Unis, ses carnets seraient les héritiers des patchworks, ces couvertures que le soir, quand le convoi s’arrêtait, les femmes constituaient en cousant collectivement des fragments de tissus. Les quatre images qui composent chaque double page participent d’un immense quilt qui court sur un album et s’étend d’un bout à l’autre des 48 carnets. Mais l’assemblage quatre par quatre ne relève jamais du hasard. Les photographies sont cousues ensemble – même si le malicieux photographe a toujours pu jusqu’à la publication du présent livre les réorganiser. Cousues ensemble pour ne former qu’une seule image, une image construite de quatre éclats.
Elles sont absolument étrangères aux planches contact qui imposent l’ordre de la prise de vue. Elles sont un acte d’archivage qui est, comme c’est toujours le cas avec les archives, un montage, ou plus exactement une écriture. Quelle est donc l’écriture de Bourcart archiviste : elle n’est assurément pas la même que celle du Bourcart chasseur des plaines de Manhattan ? Disons-le, non seulement elle n’est pas planifiée, mais elle évolue au fil des années. Il y a bien sûr ce que Bourcart aime à écrire pour présenter son travail – y compris dans le texte d’ouverture de ce volume – et il y a un art du montage que nul discours ne peut circonscrire. Cet art se joue de l’archivistique. Je me souviens de mes visites dans la minuscule cave de l’immeuble de la rue Bichat à Paris, de cet ordre que des inscriptions et des dates aux markers noirs imposaient. Je me souviens aussi que lorsqu’on ouvrait une des dizaines de boîtes, rien ne correspondait au titre indiqué. Est-ce parce qu’à l’occasion d’un nouveau déménagement, Bourcart avait opéré des réductions, comme on en fait avec les restes quand les caveaux sont trop pleins ? Est-ce parce que lors de l’un de ses séjours à Paris, il avait regardé des images pour une exposition ou une publication et que, les boîtes ouvertes, il avait eu soudain envie d’associer un ensemble à un autre, de faire dialoguer des photographies entre elles, de les faire vivre…
Les assemblages de l’artiste, que l’on nomme ici archivage faute d’autres mots, ont cette beauté car elle conserve l’énergie du moment de leur agencement – ils sont en cela tellement étrangers à Depardon et à ses livres. Bourcart pratique le bricolage comme Michel de Certeau le revendiquait. Comment pourrait-il faire autrement, étant donné la matière qu’il manipule. Il lui faudrait se prendre pour un démiurge pour ordonner sans trembler ses photographies qui sont les premiers éclats de la catastrophe en cours.
On songe soudain aux films de John Carpenter, à la capacité de ce cinéaste à montrer une Amérique des plus violentes, l’air de rien, en jouant sur le curieux, l’étonnant. Là est peut-être l’une des explications possibles. On l’a dit, mais il nous faut le souligner, les photographies de Bourcart comme l’archivage qu’il produit ne cessent de convoquer le reste d’enfance chez lui, mais aussi chez chacun de nous. En somme, une forme d’innocence des formes alors que bientôt elles vont disparaître. Ce moment merveilleux où l’on ignore qu’on va mourir et que le reste du monde va lui aussi prendre fin.